Lire la Société Lire la Société

Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle. Une histoire de la consommation, Flammarion

La révolution matérielle parle de la société, en s’appuyant sur différentes sciences sociales – histoire, sociologie, économie, ethnographie, géographie et science politique. D’un point de vue historique, dans la continuité des historiens de l’école des Annales, l’historien étudie l’histoire de la société française, la manière dont les individus vivaient, via l’étude de leur consommation, mais également les pratiques, les représentations et les mœurs, afin d’élaborer une histoire économique et sociale dans la « longue durée ».

Un ouvrage fondamentalement politique. Parce que…

La révolution matérielle parle de la société, en s’appuyant sur différentes sciences sociales – histoire, sociologie, économie, ethnographie, géographie et science politique. D’un point de vue historique, dans la continuité des historiens de l’école des Annales, l’historien étudie l’histoire de la société française, la manière dont les individus vivaient, via l’étude de leur consommation, mais également les pratiques, les représentations et les mœurs, afin d’élaborer une histoire économique et sociale dans la « longue durée ».

… Jean-Claude Daumas montre – ou démontre – qu’il tient compte de l’ampleur de son objet en l’ancrant dans certaines problématiques contemporaines de la consommation et en projetant son analyse historique dans l’avenir, de la première phrase en introduction (« L’histoire de la consommation n’est pas anecdotique. »), suivie d’une référence et d’une longue citation de l’historien du XIXe siècle Jules Michelet, à la dernière phrase en conclusion de l’ouvrage (« Au total, il ne s’agit pas de « rendre la consommation taboue » et de renoncer à y « trouver du sens et du plaisir », mais d’écologiser tout notre mode de vie afin d’en réduire l’impact sur l’environnement. »).

… A l’inverse de nombreux ouvrages et analyses qui alimentent aujourd’hui le débat public, La révolution matérielle complexifie au lieu de simplifier. Jean-Claude Daumas donne du volume – ou plutôt des volumes – à son analyse, notamment par la diversité de ses matériaux, de ses sources et de ses ressources. Il part du réel, au sens le plus fort du terme, du matériel et des objets, et non d’idées.

… La révolution matérielle est également un ouvrage engagé car il élabore une histoire économique à partir d’une analyse de la consommation – partant de la demande au sens économique – à laquelle il accorde une place et un rôle déterminant dans l’économie face à la production – partant l’offre de produits. Il n’ignore pas – au contraire – les conditions plus ou moins structurantes de la consommation, à savoir : « une industrie capable de démocratiser le produit, une desserte commerciale adaptée, des réseaux de transport efficaces, des consommateurs potentiels au pouvoir d’achat en hausse, une bonne circulation de l’information, et des intermédiaires qui servent de relais en initiant aux nouvelles pratiques »*. (page 15)

La révolution matérielle donne de la densité à la consommation, lui donne un sens et une dimension qualitative, que l’analyse économique tend à négliger ou effacer dans un agrégat économique quantitatif. Il fait de la consommation un phénomène profondément social, incluent des dimensions culturelles et économiques. Ainsi, La révolution matérielle montre que, historiquement, l’amélioration du pouvoir d’achat n’a pas homogénéisé les modes de consommation au sein de notre société et ne constitue pas la condition déterminante de la réduction des inégalités économiques et sociales – ce qui n’est pas sans rappeler certaines dimensions de l’actualité politique en France : Jean-Claude Daumas parle de « modes de consommation socialement différenciés » et écarte ce qu’il qualifie d’hypothèse de rattrapage (selon laquelle « avec l’augmentation des revenus, les catégories les plus pauvres rattraperaient leur retard sur les plus riches dont elles adopteraient le mode de vie ») et d’hypothèse diffusionniste (« qui suppose une descente de la consommation le long de la hiérarchie sociale » en se fondant « sur l’idée implicite que le désir d’imiter suffirait à déclencher le processus d’imitation »). Au contraire, « la hausse du niveau de vie ne suffit pas à entraîner l’adoption du mode de consommation du groupe situé au-dessus dans l’échelle sociale, car, à revenu égal, les différentes catégories sociales n’effectuent pas leurs dépenses aux mêmes biens, de sorte qu’elles ont des styles de vie différents »). La réalisation du processus d’imitation nécessite une série de conditions préalables, citées plus haut*. Malgré ces réserves et les limites imposées par des ressources plus restreintes, l’auteur note que « les classes moyennes imitent les classes supérieures en adoptant progressivement les objets et les pratiques nés au sommet de la société » (page 233).

Une autre façon d’aborder ce livre est de mettre en perspective ces deux siècles de consommation, à partir de 1840 (« car c’est seulement à partir de ce moment que, en France, se produit une véritable rupture lorsque, avec l’avènement du capitalisme industriel, la production marchande s’empare des biens de consommation, ce qu’elle fait sur une échelle toujours plus large à mesure que le processus d’urbanisation et de salarisation sépare production et consommation », page 16) avec notre monde contemporain. Quelques exemples…

Exemple 1. Le XIXe siècle apparaît plus convivial et plus festif que le XXIe siècle, y compris pour les classes sociales les moins favorisées. Le cabaret était considéré comme « l’église des ouvriers » (page 82-86), avec près de 1 600 cabarets à Lille en 1851 par exemple, soit 1 pour 70 habitants (!) ; « la guinguette, le bal et le café-concert sont les grandes attractions du dimanche ouvrier ». « On s’habille » même, pour les promenades en familles le dimanche, « les hommes en bon paletot de drap, les femmes en guimpe blanche et en robes fraîches ». Cependant, « la production de masse réduit les hommes à « l’automatisme dans le travail » et « l’aisance généralisée » passe par la standardisation des produits qui sacrifie l’individu et le « raffinement » » (page 243).

Exemple 2. Les Français du XIXe siècle – et pendant une grande partie du XXe siècle – sont sales ! Dans une population qui, en 1892, ne bénéficie de l’eau sous pression que dans 290 villes de plus de 5 000 habitants sur 691 et avec une minorité de 127 318 abonnés rattachés aux réseaux de distribution d’eau. Mais si « les progrès de l’alimentation en eau entraînent de profonds changements dans les pratiques d’hygiène corporelle et l’aménagement des comportements », l’hygiène et l’intimité ne sont aucunement une évidence et ne sauraient être réduites à une question de revenus et d’infrastructures : « les représentations que l’on se fait du corps comme de la technique jouent un rôle important dans l’adoption ou le rejet d’un nouveau dispositif hygiénique » (page 119). La diffusion de la baignoire et de la salle de bain « se heurte néanmoins à bien des résistances qui tiennent autant au coût de l’équipement qu’à l’idée de sensualité et même de luxure attachée aux soins du corps ».

Exemple 3. La question de « américanisation » et le débat sur l’ « American way of life » et les « méthodes américaines » ne datent pas des Trente Glorieuses mais des années 1920 : « Pendant les années 1920, dans une France qui « s’américanise », on s’interroge beaucoup sur la valeur du modèle américain qui est devenu une référence incontournable pour les ingénieurs « organisateurs », l’aile moderniste du patronat et tout un courant du mouvement ouvrier » (page 242). Cette « américanisation » s’accompagne d’antiaméricanisme : « A la charnière des années 1920 et 1930, paraissent de nombreux livres sur l’Amérique où s’exprime un antiaméricanisme qui prend la forme d’un « discours de dénonciation défensive », et c’est à peine si on entend quelques voix dissonantes qui cherchent à comprendre l’originalité de l’expérience américaine, voire souhaitent que l’Europe s’en inspire. » Une situation qui a une résonnance aujourd’hui, dans un contexte et une configuration bien différents.

Lire la suite
Lire la Société Lire la Société

Nicolas Bouzou et Julia de Funès, La comédie (in)humaine, Éditions de l’Observatoire

Loin d’élaborer une « histoire de toute la Société » sur le modèle de Balzac, le livre de Nicolas Bouzou et Julia de Funès est une photographie de notre économie à travers un objectif (un prisme) particulier, celui de l’entreprise.

Un titre et un sous-titre (in)appropriés ? Loin d’élaborer une « histoire de toute la Société » sur le modèle de Balzac, le livre de Nicolas Bouzou et Julia de Funès est une photographie de notre économie à travers un objectif (un prisme) particulier, celui de l’entreprise. Il n’est question ni de « fuite des cerveaux » ni de fuite des « meilleurs » hors de l’entreprise vers d’autres formes d’organisations telles que les administrations et les associations. Il est plutôt question de certaines entreprises, en premier lieu les plus grandes entreprises, au management bureaucratique ou procédural. En réalité, La comédie (in)humaine porte moins sur l’entreprise dans toutes ses dimensions qu’à certaines formes de management : « nous pensons que le management moderne est souvent inefficace et contre-productif, peu adapté à l’économie du XXIe siècle. » (page 10)

 

Un livre qui constitue un apport au débat public car…

 

… il touche à une dimension structurante de notre économie, plus largement de notre société, celle de la gestion des Hommes. La comédie (in)humaine est une porte d’entrée sur l’économie via l’une de ses institutions centrales, l’entreprise, et à travers un prisme fondamentalement humain, celui du management.

 

… Les auteurs critiques les tendances contemporaines en termes d’organisation, de management et de ressources humaines dans un grand nombre d’entreprises. Ils touchent à la question du sens au travail – une question contemporaine et politique ancrée dans l’actualité –, aux représentations et aux pratiques de gouvernance, structurantes – sinon anthropologiques – dans notre société. Ils défendent l’autorité et la « culture du chef et des leaders » au sein des entreprises, contre l’autoritarisme et les process – conséquence de la recherche d’égalité au sein de l’entreprise –, la verticalité contre l’horizontalité, et visent finalement à dépolitiser l’entreprise et créer des frontières entre la « sphère du travail » et la « sphère privée ». Par exemple, ils invitent les entreprises à évacuer la question du bonheur de l’entreprise : « le bonheur ou la joie comme conséquence d’un travail réussi, oui ; le bonheur ou la joie comme condition de performance, non. Le bonheur serait alors une notion instrumentalisée dans un but économique, or le bonheur doit impérativement être une affaire privée. » (page 126)

 

Un livre source de quelques frustrations ? Parce que…

 

… Les auteurs touchent à l’entreprise sans jamais totalement y entrer. A travers une analyse censée émergée du « cœur de l’entreprise », ils adoptent une position explicitement engagée vis-à-vis d’une structure, d’une organisation ou d’un collectif, l’entreprise, qu’ils abordent in fine d’un point de vue extérieur. Cette distance apparaît justifiée, dès la première page, par le prisme et les rapports de chacun des deux auteurs avec les entreprises : « nous menons une analyse sur la société contemporaine à travers nos prismes économique et philosophique, ce qui nous amène à fréquenter quotidiennement les entreprises. Conférences, conseil, études : une grande partie de notre temps est destinée à leur accompagnement, dans tous les secteurs d’activité, pour les faire participer à la plus grande mutation technologique et économique depuis la révolution industrielle de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle. » Une ambition et une perspective historique de facto éloignée de la réalité des entreprises, des chefs d’entreprise et des salariés et acteurs de l’entreprise, censés s’adapter uniquement – selon les auteurs – à une « économie du XXIe siècle » dont ils sont en premier lieu les acteurs. Cette position reflète le prisme particulier de l’économie, en particulier macro, pour aborder des entreprises représentées essentiellement comme des agents.

 

… Les auteurs développent leur thèse (« cet ouvrage veut remettre les idées managériales à l’endroit, dénoncer les concepts absurdes comme le bonheur en entreprise, et revaloriser ceux de sens et d’autonomie », page 11) d’un point de vue essentiellement conceptuel et abstrait. On peut regretter cette absence de densité, qui aurait pu prendre la forme d’exemples et de cas concrets. Aussi, les exemples (pages 117-118) du Chief Happiness Officer (CHO) et du responsable qualité de vie au travail (QVT) illustrent une thèse davantage centrée sur les plus grandes entreprises et le monde « start up » que sur la majorité des TPE et PME, dont le management et la gestion des ressources humaines sont différents – sinon hétérogènes – et qui représentent 99,8 % du nombre total d’entreprises, soit la réalité de la plupart des salariés en France. Les « cinq principes pour travailler mieux » (chapitre 13, pages 141-154) sont plus conceptuels et théoriques qu’ancrés dans la réalité quotidienne des entreprises. Ils aboutissent ainsi à « quinze propositions pour être plus efficaces » (chapitre 14, pages 155-165) plutôt superficielles, attendues et peu documentées.

 

… Les auteurs ne justifient pas ce qu’ils considèrent comme une évolution et une tendance acquises du capitalisme et de « l’économie du XXIe siècle ». Selon eux, « cette dernière exige des organisations qui valorisent la vitesse, l’audace, la capacité à investir des montants importants dans les bons projets. » Cette conception de l’économie et du capitalisme, qui justifient pourtant leur critique du « management moderne » et les « quinze propositions pour être plus efficaces », est abordé en moins de 5 pages (chapitre 2, pages 27-31) pour écarter a priori leur analyse de l’économie et du capitaliste lui-même et affirmer deux hypothèses : 1. « Le management contemporain n’est pas un vice consubstantiel au capitalisme, mais traduit un retard des croyances des dirigeants et des organisations sur l’innovation. » (page 30) 2. « Le capitalisme du XXIe siècle n’est plus celui du XXe siècle. (…) le capitalisme change de nature. Celui du XXe siècle était plus lent, plus industriel, plus concurrentiel que celui qui est en train d’émerger. Dès lors, il était cohérent avec des organisations de taille moyenne, relativement stables avec un grand nombre de niveaux hiérarchiques et de managers.(…) Le capitalisme contemporain est en revanche oligopolistique, capitalistique et rapide. Il n’appelle pas les mêmes organisations et les mêmes types de liens hiérarchiques qu’il y a cinquante ans. » Des affirmations et des causalités peu documentées.

 

Un extrait intéressant. Vers un mouvement #MeToo au sein des entreprises contre les « petits chefs, tyrans et pervers narcissiques » pour « assainir » les entreprises et l’économie ?

 

« Sanctionnons les comportements inhumains

 

Les entreprises doivent sensibiliser les collaborateurs à l’importance des humanités pour embrasser le monde, le problématiser, le penser. Elles doivent aussi encourager l’empathie, la discussion, la collaboration, et c’est au management de donner l’exemple. Les petits chefs, tyrans et pervers narcissiques doivent être traqués et mis hors d’état de nuire. Nous avons plus fois croisé ces dernières années des managers qui ne disaient pas bonjour aux personnes qu’ils rencontraient dans leur entreprise, visiblement trop absorbés par une réflexion de haute volée qui leur faisait plisser le front mais oublier un geste de politesse élémentaire. Ne pas dire bonjour à un collaborateur, c’est le considérer comme un objet. On ne parle pas aux objets, mais aux êtres vivants. Même à notre chat ou notre chien le matin au réveil. Un manager qui ne salue pas signifie aux salariés qu’ils ne valent pas mieux qu’une machine et qu’il est légitime de se comporter de cette façon avec des clients ou des fournisseurs. En plus d’être une faute morale, c’est une bêtise intellectuelle. Soit ces managers apprennent la politesse que leurs parents ne leur ont pas transmise, soit ils quittent l’entreprise. » (page 43)

 

Cet extrait part d’une bonne intention et pointe un problème qui touche de très nombreux salariés. Il reflète néanmoins la faiblesse du propos de Nicolas Bouzou et de Julia de Funès : le problème des managers « toxiques » est répandu dans les discussions privées entre collègues ou amis, mais on attendrait de l’auteur une analyse plus fine du problème : non seulement la problématique des « petits chefs, tyrans et pervers narcissiques » ne saurait être réduite à une question de « politesse », mais elle pose des problèmes profonds et réels pour ceux qui en sont victimes et pour leurs conseils – des RH aux avocats, des proches aux psychologues – en termes de qualification – notamment juridique –, de reconnaissance et de gestion, mais également pour les pouvoirs publics, loin d’une simple « chasse aux sorcières » au sein des entreprises (ils « doivent être traqués et mis hors d’état de nuire ») ou d’une auto-remise en question (apprendre ou quitter l’entreprise).

Lire la suite
Lire la Société Lire la Société

Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, Les liens qui libèrent

La guerre des métaux rares est le premier ouvrage du journaliste Guillaume Pitron, dont la géopolitique des matières premières constitue un axe majeur de son travail.

La guerre des métaux rares est le premier ouvrage du journaliste Guillaume Pitron, dont la géopolitique des matières premières constitue un axe majeur de son travail.

Le titre ne doit pas prêter à confusion sur le contenu du livre. Il s’agit plutôt de concurrence entre États pour l’appropriation et l’exploitation de métaux rares, mais également d’oppositions de certaines organisations non-gouvernementales (ONG) contre les projets des gouvernements nationaux, ou encore de défis pour les Hommes face aux capacités de la Terre – et au-delà – compte tenu des besoins et des projections futures.

Plutôt qu’un « cri d’alarme », selon les mots de Hubert Védrine dans sa préface, l’ouvrage de Guillaume Pitron peut être considéré comme un état des lieux et une prise de position claire. Il constitue, à ce titre, un double apport au débat public.

La « face cachée de la transition énergétique et numérique » n’est pas un diagnostic nouveau. Depuis quelques années déjà, des experts et des militants mettent en évidence les limites de la transition énergétique et numérique. L’enquête de Guillaume Pitron se démarque à plusieurs égards…

… Elle est documentée. Le lecteur qui souhaitera approfondir le sujet pourra se reporter en particulier sur les « dix rapports indispensables », « douze articles indispensables » et « six documentaires indispensables » présentés par l’auteur en fin d’ouvrage (pages 262-265).

… Il prend une position nette (dernier chapitre, 9) qui apparaîtra certainement surprenante au lecteur en 2018, à l’aube du XXIe siècle : il se prononce « en faveur d’un renouveau extractif dans l’Hexagone » (page 236), autrement dit pour l’ouverture de nouvelles mines en France, pour une raison essentiellement… environnementale. Quel paradoxe pour un lecteur qui se serait conforté dans l’idée de la désindustrialisation française – et occidentale –, d’une transition énergétique et numérique « propre » et de la transition vers une « économie de services » ! L’auteur ne souhaite aucune ambiguïté : « La réouverture des mines françaises serait même la meilleure décision écologique qui soit. » Et d’ajouter, afin de clarifier sa position : « Car la délocalisation de nos industries polluantes a eu un double effet pervers : elle a contribué à maintenir les consommateurs occidentaux dans l’ignorance des véritables coûts écologiques de nos modes de vie, et elle a laissé à des États dépourvus de tout scrupule écologique le champ libre pour extraire et traiter les minerais dans des conditions bien pires que si la production avait été maintenue en Occident. »

            Les effets positifs seraient doubles : 1. Grâce à cette « relocalisation » des activités minières en France, « Nous prendrions immédiatement conscience, effarés, de ce qu’il en coûte réellement de nous proclamer modernes, connectés et écolos », et « notre empressement à circonscrire la pollution serait tel que nos progrès environnementaux seraient fulgurants, et nos modes de consommation à tous crins fortement réduits. » 2. Nous pousserions, via « la concurrence des mines françaises et occidentales »,  l’actuelle puissance minière, la Chine, à moins polluer afin de « regagner des parts de marché face à des consommateurs chinois ».

… Il insiste sur l’enjeu de souveraineté pour les États et, partant, le rôle des pouvoirs publics pour la maîtrise des métaux rares (en particulier, chapitre 4 « L’Occident sous embargo » et chapitre 6 « Le jour où la Chine a devancé l’Occident »). La souveraineté se pose à deux égards en particulier :

1.      En termes d’indépendance, vis-à-vis de la Chine et des autres États qui ont appliqué une logique de spécialisation minière et acquis des positions majoritaires, voire monopolistiques : « La République démocratique du Congo produit ainsi 64 % du cobalt, l’Afrique du Sud fournit 83 % du platine, de l’iridium et du ruthénium, et le Brésil exploite 90 % du niobium. L’Europe est également dépendante des États-Unis, qui produisent plus de 90 % du béryllium. Enfin, d’autres pays détiennent une quote-part de la production mondiale suffisamment importante pour pouvoir provoquer une situation de pénurie temporaire et de fortes variations des cours. C’est le cas de la Russie, qui contrôle à elle seule 46 % des approvisionnements de palladium, et de la Turquie, qui fournit 38 % des approvisionnement en borate. » (page 118-119).

2.      En termes de ressources, d’appropriation et d’exploitations. « Nous commençons à prendre conscience que les étendues marines, qui occupent 71 % de la surface du globe, sont bien plus que des déserts liquides au fond desquels fraient quelques bancs de poissons. (…) La bataille des terres rares (et de la transition énergétique et numérique) est bel et bien en train de gagner le fond des mers. » (page 242) On comprend dès lors la puissance potentielle de la France grâce à l’ensemble du domaine maritime français, qui « totalise aujourd’hui plus de 11 millions de kilomètres carrés : c’est vingt fois la surface de l’Hexagone, et c’est surtout le deuxième plus grand au monde après celui des États-Unis. » (page 243). Outre la mer, la perspective de l’appropriation des métaux rares dans l’espace constitue un autre enjeu. En la matière, « ce sont les États-Unis qui ont tiré les premiers : en 2015, le président Obama a signé le US Commercial Space Launch Competitiveness Act. Ce texte révolutionnaire reconnaît à tout individu le droit de « posséder, s’approprier, transporter, utiliser et vendre » n’importe quelle ressource spatiale. » Et d’ajouter, relativement à la compatibilité d’un tel texte avec le droit international : « La formule est subtile : les Américains ne remettent pas frontalement en cause les acquis du droit international instituant le principe de non-propriété des corps célestes ; ils revendiquent en revanche un droit d’appropriation des richesses qui s’y trouvent. » (page 246)

In fine, l’enquête de Guillaume Pitron invite le lecteur à ne jamais simplifier les effets des « révolutions » techniques ou technologiques, politiques ou économiques, et se prémunir de toute prévision prophétique. II incite à la nuance et à la prise en compte d’intérêts divers dans un monde ouvert. Il rappelle que la mondialisation n’a pas créé un marché unique et un « village global » : l’ouverture des frontières aux marchandises et aux services ne saurait évacuer – au contraire (?) – la dimension géopolitique de l’économie et la question fondamentale de l’indépendance et de la sécurité énergétique.

Il rappelle dès l’introduction que l’économie est fondée sur des ressources directement ou in fine limitées ou rares : la machine à vapeur a déclenché la première révolution industrielle, qui est également la première transition énergétique de l’histoire, fondée sur le charbon, le moteur thermique la deuxième révolution industrielle et la deuxième transition énergétique, fondée sur le pétrole, les technologies dites « vertes » aujourd’hui engagent l’humanité dans une troisième révolution industrielle et énergétique, fondée sur les métaux rares.

Lire la suite
Lire la Société Lire la Société

François Sureau, Le Chemin des morts, Gallimard

Le chemin des morts est la confession d'un homme qui, à travers l’exposition d'un drame particulier, nous délivre un récit contemporain, universel et, à plusieurs égards, intemporel…

Le chemin des morts est une longue question. Une introspection de l'auteur aux résonances multiples.

François Sureau était magistrat trente ans plus tôt. Au Conseil d'Etat puis à la Cour nationale du droit d'asile, il a participé à des dizaines, des centaines peut-être, parmi des milliers de décisions prononcées chaque année.

Une décision en particulier justifie, trente ans plus tard, ce court récit : le rejet de la demande d'asile d'un ancien militant basque, en exil en France, appréhendant son assassinat s'il retournait en Espagne. Le rôle des juges est alors d'examiner si cette crainte est justifiée du point de vue du droit.

Cette affaire aurait pu être une décision administrative parmi d'autres. Le magistrat découvre plus tard, dans un journal, que l'ancien militant a été assassiné en Espagne, justifiant l'appréhension de l'ancien militant et le fondement de sa demande d'asile. Mais l'auteur aurait-il pu l'anticiper et orienter la décision autrement ?

Un récit qui a une résonance particulière aujourd'hui puisque l'histoire de François Sureau est aussi celle d'un réfugié.

Son introspection résonne aussi comme le témoignage d'un ancien haut fonctionnaire sur les ressorts de l'administration et de l'Etat de droit, des femmes et des hommes à travers leurs décisions individuelles. Elle est aussi la constatation du caractère dramatique du droit et un questionnement de la place - souvent décisive - de l'oral et du doute dans une société de la preuve et de l'écrit. Elle est une longue question, face à laquelle l’auteur apparaît, dans sa conscience et tout au long de son cheminement, avant et après, esseulé.

Le chemin des morts est la confession d'un homme qui, à travers l’exposition d'un drame particulier, nous délivre un récit contemporain, universel et, à plusieurs égards, intemporel.



Lire la suite
Lire la Société Lire la Société

Christophe Guilluy, No Society, Flammarion

Le dernier essai de Christophe Guilluy est un succès en librairie. On le comprend aisément, il incarne, par son succès, une analyse essentielle au débat public aujourd’hui. On entend cependant peu de critiques d'un ouvrage qui pose pourtant plusieurs problèmes…

Le dernier essai de Christophe Guilluy est un succès en librairie. On le comprend aisément, il incarne, par son succès, une analyse essentielle au débat public aujourd’hui. On entend cependant peu de critiques d'un ouvrage qui pose pourtant plusieurs problèmes

Le premier est posé aux lecteurs qui avaient lu les deux précédents essais de l'auteur, La France périphérique (2014, Flammarion) et Le Crépuscule de la France d'en haut (2016, Flammarion) : ils trouveront dans ce livre des répétitions inopportunes sinon moins efficaces.

Quant aux lecteurs qui pensaient - ou penseraient - lire l'essai d'un géographe (c'est ainsi qu'est présenté l'auteur en quatrième de couverture) : les quatre pages de cartes non commentées glissées au milieu des deux-cent-trente-sept autres pages et les quelques chiffres d'études statistiques ou économiques rattachées à des territoires n'apportent aucune clé de lecture géographique et partant scientifique.

Si on parvient à identifier les tendances de fond qu'il souhaite critiquer, son diagnostic apparaît inachevé : qui sont ces "classes dominantes occidentales" ? Le long champ lexical utilisé pour qualifier ce qui constituerait une catégorie d'individus et les sous-entendus calamiteux en font un essai plutôt superficiel et, à vrai dire, "hors sol" : il évoque successivement et alternativement le "monde d'en haut" ou simplement "le haut", la "sécession des élites", la "désertion des bourgeoisies", les "catégories supérieures", les "riches", "la classe politique, médiatique et académique", "le gratin de l'élite mondiale", "l'hyper-élite"...

Si cet essai peut permettre de (re-)créer négativement ce lien social manquant - l'un des piliers de la thèse de l'auteur - entre tous ceux qui ne se reconnaitraient dans aucune de ces catégories, il rend difficile la réalisation de la préconisation du géographe : "Aidons-les à réintégrer la communauté nationale !".

On regrette que Christophe Guilluy n'aille pas au bout d'idées en partie développées - et avec plus de rigueur - par différents auteurs du monde anglo-saxon cités en notes de bas de page et dont nous recommanderions aussi la lecture : de Christopher Lasch à David Goodhart, de Noam Chomsky à Douglas Murray, ou encore le Rapport sur les inégalités mondiales auquel ont contribué notamment les Français Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman.

Lire la suite
Lire la Société Lire la Société

Maurice Vaïsse, Diplomatie française, Odile Jacob

Une référence idéale pour comprendre la diplomatie française ou simplement la découvrir...

L’ouvrage collectif dirigé par l’historien Maurice Vaïsse présente trois atouts tant pour le lecteur informé que pour le lecteur qui y cherchera un premier contact avec la diplomatie française : il donne une existence matérielle et humaine à une « diplomatie » souvent méconnue et parfois source de fantasmes ; il présente ses outils et acteurs, son organisation et son action, dans leur réalité aujourd’hui et dans une perspective historique, en présentant les évolutions et les réformes qui ont été menées depuis les années 1980, à un moment de bouleversements dans les relations internationales ; le plan de l’ouvrage est clair et sa lecture aisée. À lire, à recommander pour comprendre les enjeux d’une diplomatie qui est également une clé de lecture du rôle et du visage de la France aujourd’hui et demain dans le cadre européen et international.


Edward Chekly

Lire la suite