Émilie Aubry, Rédactrice en chef du magazine de géopolitique Le Dessous des cartes sur Arte, Auteure du livre Le monde mis à nu (avec Frank Tétart, Editions Arte/Tallandier)
“Réapprendre à nommer le réel”
La guerre est au cœur de l’Europe : avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine nous voyons revenir une tragique réalité que nous pensions enterrée avec les siècles derniers : invasion d’un pays souverain par une dictature impérialiste, colonne de blindés marchant sur une capitale, Kiev, rappelant terriblement aux plus anciens les chars soviétiques fonçant sur Budapest ou sur Prague.
Pourtant, récemment encore, nous consacrions articles et émissions à ce que nous nommions la « robotisation du champ de bataille », soit la diminution annoncée du nombre de soldats en opérations terrestres, avec de nouvelles catégories de conflits, dits « hybrides », comme la multiplication des cyber-attaques. Mais revoici les images cauchemardesques de bombardements, de combats de rues, de territoires violés, de pères mobilisés disant au revoir ou adieu à leurs conjoints et leurs enfants.
C’est la guerre à l’ancienne, dans toute sa brutalité, la violation de frontières par un dictateur dont on interroge la rationalité et/ou la folie, c’est aussi le grand retour des cartes, avec cette logique de territoires grignotés : Ossétie, Abkhazie, Transnistrie, Crimée, Donbass…une voracité expansionniste dont nul ne connaît les limites.
La période a malgré tout -et aussi paradoxal que cela puisse paraître-, quelques vertus : nous réapprenons à nommer correctement le réel : un dictateur est bien un dictateur et non un simple « dirigeant autoritaire », l’OTAN « n’annexe » pas des territoires ni « n’encercle » la Russie comme le prétendent les avocats de Vladimir Poutine mais constitue une alliance militaire défensive, que des États de droit souverains choisissent librement d’intégrer parce qu’ils craignent pour leur sécurité ; autre bienfait de la période, la révélation du courage héroïque de ces Ukrainiens en armes, prêts à mourir pour ne pas être avalés par la dictature russe, nous suppliant de les aider à demeurer dans le camp européen ; ils nous rappellent tragiquement que la démocratie et la liberté ne sont pas des concepts abstraits réservés aux « doux naïfs » et autres « bien-pensants ».
Réapprendre à nommer le réel, à regarder des cartes, à poser des faits, des chiffres, à sortir du cadre national, à nous penser dans le monde, à changer d’échelles comme disent les géographes, à nous passionner, nous engager, pour la géopolitique, dont le grand Yves Lacoste disait déjà, au début du XXIe siècle qu’elle est aussi « une manière d’éviter les guerres ».