Interview de Cédric Villani
Immersion
De la science au parlement
Flammarion
Interview préparée par Jeanne Gorny et Iris Pillement
1. Que vous inspire le thème sur les libertés de cette 28e Journée du Livre Politique ? Aujourd’hui, nos institutions font face à une crise de confiance. Quant à notre avenir, il reste incertain et il nous revient de l’explorer. Dans ce contexte, pensez-vous que nos libertés soient réellement en danger?
Liberté ! S’il y a un mot emblématique de la politique, des aspirations de l’Humanité, c’est bien celui-là. C’est le premier mot de notre devise, c’est le titre d’un célèbre poème. La Liberté, on a l’impression que c’est quelque chose qu’on a acquis de haute lutte, et pourtant elle est sans arrêt remise en cause, et aujourd’hui une des grandes questions qui se pose à nous, c’est, maintenant qu’on a une telle liberté de communiquer, de savoir et d’information : est-ce que c’est une liberté effective ou est-ce qu’elle est illusoire ? Est-ce qu’on peut la mettre en valeur ? Est-ce qu’il faut se battre encore pour cela ? Est-ce qu’on ne se retrouve pas enfermés, sans s’en rendre compte, dans un carcan ? Parmi mes combats, mes engagements, il y a le fait que tout le monde puisse avoir l’information, la culture scientifique qui puisse donner, précisément, la liberté de comprendre certains des mystères et des grands enjeux d’aujourd’hui.
2. Alors que vous vous définissez comme un scientifique, un « matheux », pourquoi avoir choisi le livre comme outil de transmission ?
Les livres, c’est une partie de ma vie ! Fils de “prof” de littérature, j’ai grandi au milieu des livres, j’ai « appris » le monde, au début, avec les livres. Puis plus tard, ça a été aussi un moyen de transmission important pour moi. J’ai écrit des livres de mathématiques, j’ai écrit des livres de vulgarisation scientifique, et ça, c’est mon premier livre politique. Avec un livre on peut faire passer des émotions, des choses subtiles, bien plus que dans n’importe quelle interview. Finalement, c’est aussi un moyen de communication, voire de communion.
3. Vous témoignez dans votre livre du fait que le progrès est un « bien commun ». Ce progrès est-il source selon vous de progrès social ? Le progrès scientifique et technologique est-il finalement plus source de liberté ou d’inégalités ? Quel équilibre trouver ?
Le progrès scientifique et technologique, il a lieu, c’est que l’on comprend de mieux en mieux les choses et que les outils sont de plus en plus perfectionnés. Ça n’implique pas du tout automatiquement le progrès social. Et même, certains disent, avec des arguments intéressants, que les nouveaux progrès en algorithmique vont automatiquement entraîner un accroissement des inégalités, et finalement, une régression sociale. Si on y prend garde, notre travail de politique et d’humain, c’est de faire en sorte d’accompagner, diriger, donner un sens au progrès scientifique et technologique pour qu’il aille aussi dans le sens du progrès humain. Donner un sens, c’est ce que j’avais choisi comme expression pour faire le titre de mon rapport sur l’intelligence artificielle.
4. Vous expliquez dans votre livre que « c’est avec des mots que l’on met le monde en équations ». Votre implication en politique vous a-t-elle permis de trouver un cheminement vers la résolution de cette équation ?
La France, quel beau pays compliqué ! On le voit aussi quand on arrive au Parlement, à peu près sur n’importe quelle question, quand on demande pourquoi on fait comme ça alors que les autres font comme ci, on dit : « ici, c’est la France ». La France, c’est un pays qui est extrêmement fier, qui pense au monde de façon universelle, mais qui en même temps est très attaché à sa propre contribution, c’est un pays qui est sans arrêt dans la recherche de la grandeur, et en même temps qui « râle », si vous me le permettez, et c’est un pays qui ne peut s’aborder que sous des angles contradictoires. Dans mon chapitre sur la France, j’ai choisi d’attaquer par la Chanson, avec quatre chansons : une plutôt marquée à gauche, une plutôt d’un auteur de droite, une qui est dans l’autodérision, une qui est dans le sublime, et je pense que si on ne se lance pas dans des regards contradictoires, on n’a aucune chance de cerner la France.
5. Comment doit être accompagnée la mutation numérique et l’introduction de ce progrès en politique ?
On est aujourd’hui dans une phase de chamboulement pas seulement politique, en France, mais aussi de façon générale chamboulement pour la société des humains en général, dû à la montée de certaines technologies, de changements de rapport à l’information et à la communication, bref : c’est comme si l’espèce humaine toute entière était dans une phase d’expérimentation. Et en politique aussi, nous devons bien garder ça en tête : c’est le moment de faire des expérimentations.
6. Qu’est-ce qu’un « député du XXIe siècle » ?
Le député du XXIème siècle, il est très à l’écoute des citoyens, il ne se berce pas de l’illusion que les communications électroniques suffisent, il va à la rencontre des gens « à portée de baffe », comme on dit.
Le député du XXIème siècle, il se tient informé, il participe aussi à la grande aventure scientifique, en tout cas il en est très proche. Il cherche à tout moment à bien intégrer ses convictions propres, les faits que disent la science et les experts, et la voix des citoyens.
7. Quelle est la responsabilité de ceux qui forgent le progrès scientifique et l’introduisent dans la vie politique et la vie quotidienne?
Il n’y a pas un modèle unique de responsabilité des inventeurs, des ingénieurs. Certains seront très attachés à être eux-mêmes attentifs à la façon dont leurs inventions participent au progrès humain, d’autres se concentrent sur la réalisation technique et passent la balle aux politiques pour organiser ce progrès. La question de la responsabilité est indémêlable, ça dépendra des situations, aussi parce que certains scientifiques sont très doués pour penser au progrès humain, et d’autres pas du tout, et c’est comme ça. Le travail du politique, c’est d’arriver à intégrer tous ces éléments, et de les mettre ensemble, et de tenir compte de tous pour aboutir à trouver la bonne voie.
8. Comment répondre à cette fracture numérique, entre une France connectée, et une France plus isolée ? Quelle réponse apportez-vous à la déshumanisation croissante des rapports avec les représentants des services de l’Etat ?
Le numérique a apporté beaucoup de connexions, beaucoup d’informations et tant de possibilités. On peut faire des opérations bancaires, fiscales… tout ce que vous voulez, depuis sa chambre, à partir d’une connexion internet. Mais, bien sûr, ça a entraîné un sentiment d’abandon de la part de ceux qui ne comprennent rien au numérique et qui sont incapables d’aller dans les bons menus et de cliquer, et ça a été double peine parce que de surcroît il y a eu une tendance à la disparition, du moins à la diminution des centres de proximité où l’on traite les choses en face à face. La solution pour lutter contre cela, elle passe par davantage d’humain, plus ciblée. Ce serait une illusion de croire qu’au XXIème siècle, on peut se passer de l’humain, même dans les questions administratives.
9. Comment redonner du sens à l’enseignement et favoriser un dialogue engagé entre enseignants et élèves ? Comment rendre compatible ce projet, dans le contexte d’une montée des contestations de l’école, et du regain de l’obscurantisme ?
Entre l’enseignant et l’élève, il y a un contrat, mais il y a aussi beaucoup de choses humaines qui se passent, et c’est bien pour ça qu’on n’arrive pas aujourd’hui à remplacer cette relation par des outils technologiques, on a besoin, encore, de beaucoup d’humain. Cependant, la technologie, aujourd’hui, peut aider : aider l’enseignant à repérer, à s’approprier les difficultés de tel et tel élève, aider aussi l’élève à avoir une part active dans l’enseignement. Et c’est bien là la difficulté : si l’élève se contente de recevoir l’information de façon passive, ça n’imprime pas, s’il est dans un rôle actif ça imprime beaucoup mieux. Je vais donner juste un exemple d’enseignement, de façon de faire qui est vraiment marquée XXIème siècle et que j’ai vue récemment chez une enseignante méritante à qui j’avais l’honneur de décerner un Ordre national du mérite : parmi les techniques qu’elle a explorées, il y avait celle de faire faire par ses élèves en petits groupes des vidéos pédagogiques sur la leçon qu’ils doivent apprendre. Enseigner pour apprendre, c’est une recette qui a toujours été efficace, et qu’aujourd’hui on peut mettre en musique avec de la technologie.
10. A votre avis, quels sont les droits et les devoirs d’un citoyen en 2019 ? Quels seront-ils en 2050 ?
Quand on s’est lancés dans les grandes aventures démocratiques, les grandes démocraties occidentales, le devoir du citoyen c’était de participer en votant, en suivant la loi, en accomplissant certaines tâches. Aujourd’hui, ça ne suffit plus, et on voit qu’il y a un appétit des citoyens à participer de façon plus fine, et à participer plus directement à la vie politique, et on a quelque chose à réinventer par rapport à cela, en utilisant une combinaison de moyens de technologie moderne de méthodes plus traditionnelles, mais dans lesquelles on pourra impliquer les citoyens davantage dans la confection de la vie publique et politique. C’est un enjeu plus que jamais d’expliquer les institutions et d’amener les citoyens dans ces institutions sur lesquelles tant de clichés subsistent et parfois s’aggravent, et c‘était un peu l’ambition que j‘avais à travers mon ouvrage, qui s’appelle Immersion. C’est mon immersion dans la vie politique, mais c’était aussi une tentative d’immerger le lecteur dans les institutions en lui faisant suivre les tribulations, les aventures, les états d’âme d’un citoyen passé politique.