Comédies fraçaises
éric reinhart
Gallimard
Comédies françaises de Eric Reinhardt : itinéraire d’une vie déréglée ou aperçu de l’obscurité du pouvoir dans une France parisienne
“Qu’arrive-t-il à un homme de pouvoir quand il se rend coupable, à l’égard de son pays, d’une faute irréparable ?” (A priori, rien. Cet homme de pouvoir est Valéry Giscard d’Estaing, et sa faute irréparable celle d’avoir mis un terme, en 1978, au projet expérimental Cyclades mené par Louis Pouzin au sein de l’administration française. Ce projet visait à développer une technique, le datagramme, à l’origine... d’Internet.) Cette phrase, écrite page 258 (le livre en comprend 477 au total), a certainement alerté les lecteurs, les jurys, de Lire la Société (si ce n’est pas cette phrase en particulier, c’en est une autre). Un livre politique ! Cette interrogation décide le personnage principal, Dimitri Marguerite, à mener une enquête sur la “non-création” (il s’agit bien d’une décision, non d’une occasion manquée…) d’Internet en France avant les Etats-Unis… ce qui l’amène à explorer les sphères du pouvoir politique et industriel de notre pays. Un beau sujet économique ! Mais gardons-nous bien de toute classification définitive de cet ouvrage : il s’agit bien d’un roman. Et la construction d’un récit tressé des différentes dimensions de la vie (et de la psychologie) du protagoniste, ne permet pas d’enfermer ce livre dans un sujet. Cette enquête démarre dans la deuxième moitié du livre. Qu’ont donc pu lui trouver les lecteurs, les jurys, amateurs d’essais et d’écrits académiques ? «Comédies françaises» a certainement frappé par la justesse et la finesse de sa description subjective du pouvoir en France. Nous y trouvons des passages définitivement documentaires. L’auteur propose au lecteur une drôle d’expérience. Il le plonge aussitôt dans un chaos, une fatalité, rapporté froidement, en ouvrant son récit avec l’annonce formelle par une famille de la disparition accidentelle d’un jeune homme, Dimitri Marguerite, le 16 juillet 2016. Eric Reinhardt poursuit avec une forme de communiqué exposant les circonstances : un accident de voiture. Puis les nuages se dissipent pour ouvrir le récit, le vrai récit, celui qui place le lecteur du point de vue d’un narrateur omniscient. Le rideau se lève de nouveau, dans un autre paysage, à Madrid, une année plus tôt, juin 2015, dans une atmosphère sensuelle, évoquant une fille inconnue de Dimitri et anonyme pour le lecteur à cette ligne. Nous entrons ainsi dans l’histoire de Dimitri, que nous allons suivre pendant plusieurs mois, jusqu’à sa disparition annoncée. Nous entrons dans son intime, dans sa subjectivité, dans sa conscience, au cours de ces quelques derniers mois. Eric Reinhardt nous propose le récit rapporté de ce personnage à Pauline, sa compagne, de ce passage de sa vie, avec ses questionnements, ses humeurs, ses hésitations, ses obsessions, ses convictions (ou non-convictions) et ses valeurs.
Dimitri Marguerite a vingt-six ans, il est Français, originaire de la région parisienne, amateur de spectacles, de théâtre et de danse, a suivi une scolarité studieuse à Paris, au lycée Louis-le-Grand puis à Sciences Po, scolarité dans laquelle il s’est engagé sans grande conviction, à l’image de son récent parcours professionnel, qui le conduit, par étapes, à devenir reporter à l’AFP. Ses doutes, ses convictions incertaines ou simplement sa curiosité mettent à l’épreuve ses valeurs, qu’elles se traduisent politiquement (il se déclare d’extrême-gauche), dans un influent cabinet de lobbying parisien en particulier, ou subjectivement (il idéalise la rencontre féminine et l’amour), dans l’exploration de sa sexualité. Avec deux fils conducteurs du récit : les rencontres aléatoires répétées avec cette jeune fille croisée, la première fois, à Madrid, et une enquête sur le projet de l’informaticien Louis Pouzin dans les années 1970. On pourrait y associer un troisième fil, son projet d’écriture d’un roman sur la peinture expressionniste et l’œuvre de Max Ernst. L’amour, la science et l’art, voilà des projets bien français ! Ces trois filsraisonnent dans la vision du monde de Dimitri : une vie façonnée par le hasard, un hasard qui “se retourne en chance, en signe, une fois de temps en temps” (page 57). Mais sa découverte de l’histoire de Louis Pouzin le conduit à découvrir également le pouvoir des Hommes, celui de la politique, et celui, parfois déterminant, de l’influence (ou du lobbying) dans le champ politique.
On serait tenté aussi d’y voir un récit sur le déplacement du centre de gravité de la science et de l’art, in fine du pouvoir, de Paris aux Etats-Unis. Un déplacement expliqué sinon raconté par ces comédies bien françaises, ou par ce hasard retourné en chance au profit, ici, des Etats-Unis. Ce récit propose des réponses à ces enquêtes, sur Max Ernst, sur Louis Pouzin en particulier, mais il suscitera (certainement) des questionnements, plus fondamentaux, sur la vie. Une drôle d’expérience, a-t-on écrit. Une façon, aussi, de séduire les lecteurs.
Edward Checkly