Chapitre 3 : Issy et le logement, « Habiter  Issy »

 

Luce Perrot : Quelles règles vous êtes-vous imposées pour prévoir, pour avoir toujours un coup d’avance ?

André Santini : L’une des premières, c’est comment on réfléchit, comment on visualise… Ici, nous n’avons pas de moyens, nous n’avons même pas pris de bureau d’études. On raisonne par fulgurance. Je suis Corse et en Corse, on a des petits villages extraordinaires en harmonie de couleur, d’architecture. C’est là que l’on apprend la beauté.

A l’époque, Issy-les-Moulineaux était une ville friche, une ville dépotoir, même pas dortoir. Il fallait changer cela. Comment ? Il fallait de grands architectes.

On m’a expliqué que je ne les aurais jamais. J’ai répondu que si on ne les avait pas eus, c’est parce qu’on ne les avait pas demandés. Un bon architecte ne coûte pas plus cher qu’un mauvais. Alors on a raisonné, on a commencé par travailler avec des Wilmotte, des Portzamparc… Le dernier que j’ai réussi à faire venir est l’Américain Daniel Libeskind que j’ai rencontré à New-York alors qu’il était candidat pour le Ground Zero face à cinq mille autres architectes (Daniel Libeskind a finalement été retenu pour la reconstruction du World Trade Center, ndlr). Il va prochainement construire deux tours, pour Issy.

002 @Nicolas Fagot.JPG

L’idée de faire des grands immeubles avec des gens de qualité semblait prétentieuse pour une ville de banlieue minable. Mais, j’ai convaincu les grands architectes et nous avons de très belles réalisations. La dernière, c’est moi qui l’ai imposée : il s’agit de Françoise Raynaud, l’ancienne compagne de Jean Nouvel, qui a travaillé pendant des années sur les tours. Elle a un talent et une énergie fabuleux. J’ai convaincu le promoteur Sefri Cime de réaliser le futur siège de CapGemini avec cette femme architecte. Résultat : deux tours magnifiques, d’un raffinement extraordinaire, avec des auvents sur les balcons, des escaliers en marbre, deux ascenseurs.

A côté de cela, nous avons construit une autre tour, uniquement sociale avec des HLM. On y loge tous ceux que j’exproprie de l’avenue de Verdun qui est minable et que l’on est en train de démolir. Démolir, c’est difficile. On m’a souvent dit : « Tu n’y arriveras pas ».

Pour éduquer la population à la vision de tous ces grands architectes, on a imaginé une série de conférences. On a fait le plein ! Le photographe Raymond Depardon m’a dit : « Vous êtes le seul à proposer des conférences avec les architectes ». Mais les gens viennent, parce que ce sont tous des architectes de grand talent et que c’est au milieu de leurs constructions qu’ils vont vivre.

Comment faire pour attirer les grandes entreprises ? Nous n’avons aucun moyen, on ne peut plus offrir de terrain, on ne peut plus accorder de réduction d’impôts. Encore moins depuis que Nicolas Sarkozy a supprimé la taxe professionnelle. Nous n’avons plus d’argent. Pourtant, il y a bien un lien incontestable entre l’économie et le civisme.

 

Vous êtes vice-président du projet du Grand Paris, comment l’aviez-vous imaginé ?

C’est le plus grand chantier d’Europe mais il a été dirigé et conduit de manière très moyenne.

Moscou a réalisé le Grand Moscou  avant nous

Oui, parce qu’il y avait Maurice Leroy (ancien Ministre de la Ville de 2010 à 2012, ancien député jusqu’en 2019, ndlr) qui est maintenant conseiller du maire de Moscou. Mais les décisions là-bas sont prises de manière autoritaire. A Issy, on négocie beaucoup : débat public, réunions… On passe notre temps en réunion. Nous faisons ça à la manière japonaise : tout ce qui est négocié avant est signé pour après. Ailleurs en France, on vote des mesures et ensuite on discute avec des recours. Cela épuise les français.

A côté de la gare d’Issy Val de Seine, il y a un gros HLM avec 800 familles près d’un viaduc. J’ai fait baisser de 40% les loyers, avec l’aide du Grand Paris. Quand le chantier a été terminé, la Cour des comptes nous a demandé de supprimer la subvention, j’ai demandé à mes conseillers de prendre en charge la moitié. On leur a expliqué que nous allions verdoyer leur façade et regarder leurs appartements individuellement, comme le fait Orange sur son chantier. Dans cet immeuble, construit avec Viguier comme architecte, ils font de la 3D : chaque employé construit son propre bureau. Ici, nous allons faire pareil avec les HLM. Nous allons leur demander : « Comment voyez-vous la façade de votre immeuble ? Votre appartement ? ». Notre pari, c’est que les économies d’énergie réalisées empêchent la hausse des loyers, au service de la population. Il faut juste un peu d’imagination

Aux promoteurs, je dis : « Finalement, vous êtes des profiteurs. Vous vendez tout ici sur la ville à n’importe quel prix. Mais ce n’est pas grâce à vous. Ce n’est pas la publicité que vous faites qui va suffire à intéresser les gens et les entreprises. C’est grâce à nous. Donc vous devez participer encore ! ». En conséquence, j’ai actuellement des rapports très tendus avec eux pour leur dire : « La ligne de métro 12, que je souhaite faire prolonger et que ni l’État, ni la région n’ont les moyens financiers de faire prolonger, c’est vous qui allez la payer car les appartements que vous construisez sont le long de cette ligne ». 

 

Comment passe-t-on d’une zone pavillonnaire à une Smart City ?

C’était un petit peu pavillonnaire. Mais on a préservé les pavillons. L’île Saint-Germain est devenue un petit bijou : Philippe Starck y est installé. Florent Pagny, Michel Berger, France Gall… Ils s’étaient tous installés là.

Il y a également un bâtiment historique qui a été construit par l’entreprise de matériaux de construction Cemex (Cementes mexicanos). Ce sont les camions que vous voyez régulièrement avec des drapeaux mexicains. Ils sont présents depuis un siècle, sur les bords de Seine. Ils ont voulu se faire connaître, et pour un concours, ils ont eu l’idée de réaliser une maison en béton chocolat dont ils étaient les seuls à se servir. Dans cette maison, estimée aujourd’hui à 12 millions d’euros, on tourne des films, on organise des séminaires… Elle sert également de refuge au tennisman Novak Djokovic, qu’il loue lors de Roland-Garros. Lorsqu’il est présent, c’est un petit événement dans le quartier : le marchand de fruits et légumes le livre à domicile. Le boucher me dit « Ici, c’est le Seigneur qui arrive »… Ici, les gens sont ravis de participer à la recréation d’Issy-les-Moulineaux, d’y habiter. La réussite, c’est cela, c’est eux.