Lire la Société

View Original

Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares, Les liens qui libèrent

La guerre des métaux rares est le premier ouvrage du journaliste Guillaume Pitron, dont la géopolitique des matières premières constitue un axe majeur de son travail.

Le titre ne doit pas prêter à confusion sur le contenu du livre. Il s’agit plutôt de concurrence entre États pour l’appropriation et l’exploitation de métaux rares, mais également d’oppositions de certaines organisations non-gouvernementales (ONG) contre les projets des gouvernements nationaux, ou encore de défis pour les Hommes face aux capacités de la Terre – et au-delà – compte tenu des besoins et des projections futures.

Plutôt qu’un « cri d’alarme », selon les mots de Hubert Védrine dans sa préface, l’ouvrage de Guillaume Pitron peut être considéré comme un état des lieux et une prise de position claire. Il constitue, à ce titre, un double apport au débat public.

La « face cachée de la transition énergétique et numérique » n’est pas un diagnostic nouveau. Depuis quelques années déjà, des experts et des militants mettent en évidence les limites de la transition énergétique et numérique. L’enquête de Guillaume Pitron se démarque à plusieurs égards…

… Elle est documentée. Le lecteur qui souhaitera approfondir le sujet pourra se reporter en particulier sur les « dix rapports indispensables », « douze articles indispensables » et « six documentaires indispensables » présentés par l’auteur en fin d’ouvrage (pages 262-265).

… Il prend une position nette (dernier chapitre, 9) qui apparaîtra certainement surprenante au lecteur en 2018, à l’aube du XXIe siècle : il se prononce « en faveur d’un renouveau extractif dans l’Hexagone » (page 236), autrement dit pour l’ouverture de nouvelles mines en France, pour une raison essentiellement… environnementale. Quel paradoxe pour un lecteur qui se serait conforté dans l’idée de la désindustrialisation française – et occidentale –, d’une transition énergétique et numérique « propre » et de la transition vers une « économie de services » ! L’auteur ne souhaite aucune ambiguïté : « La réouverture des mines françaises serait même la meilleure décision écologique qui soit. » Et d’ajouter, afin de clarifier sa position : « Car la délocalisation de nos industries polluantes a eu un double effet pervers : elle a contribué à maintenir les consommateurs occidentaux dans l’ignorance des véritables coûts écologiques de nos modes de vie, et elle a laissé à des États dépourvus de tout scrupule écologique le champ libre pour extraire et traiter les minerais dans des conditions bien pires que si la production avait été maintenue en Occident. »

            Les effets positifs seraient doubles : 1. Grâce à cette « relocalisation » des activités minières en France, « Nous prendrions immédiatement conscience, effarés, de ce qu’il en coûte réellement de nous proclamer modernes, connectés et écolos », et « notre empressement à circonscrire la pollution serait tel que nos progrès environnementaux seraient fulgurants, et nos modes de consommation à tous crins fortement réduits. » 2. Nous pousserions, via « la concurrence des mines françaises et occidentales »,  l’actuelle puissance minière, la Chine, à moins polluer afin de « regagner des parts de marché face à des consommateurs chinois ».

… Il insiste sur l’enjeu de souveraineté pour les États et, partant, le rôle des pouvoirs publics pour la maîtrise des métaux rares (en particulier, chapitre 4 « L’Occident sous embargo » et chapitre 6 « Le jour où la Chine a devancé l’Occident »). La souveraineté se pose à deux égards en particulier :

1.      En termes d’indépendance, vis-à-vis de la Chine et des autres États qui ont appliqué une logique de spécialisation minière et acquis des positions majoritaires, voire monopolistiques : « La République démocratique du Congo produit ainsi 64 % du cobalt, l’Afrique du Sud fournit 83 % du platine, de l’iridium et du ruthénium, et le Brésil exploite 90 % du niobium. L’Europe est également dépendante des États-Unis, qui produisent plus de 90 % du béryllium. Enfin, d’autres pays détiennent une quote-part de la production mondiale suffisamment importante pour pouvoir provoquer une situation de pénurie temporaire et de fortes variations des cours. C’est le cas de la Russie, qui contrôle à elle seule 46 % des approvisionnements de palladium, et de la Turquie, qui fournit 38 % des approvisionnement en borate. » (page 118-119).

2.      En termes de ressources, d’appropriation et d’exploitations. « Nous commençons à prendre conscience que les étendues marines, qui occupent 71 % de la surface du globe, sont bien plus que des déserts liquides au fond desquels fraient quelques bancs de poissons. (…) La bataille des terres rares (et de la transition énergétique et numérique) est bel et bien en train de gagner le fond des mers. » (page 242) On comprend dès lors la puissance potentielle de la France grâce à l’ensemble du domaine maritime français, qui « totalise aujourd’hui plus de 11 millions de kilomètres carrés : c’est vingt fois la surface de l’Hexagone, et c’est surtout le deuxième plus grand au monde après celui des États-Unis. » (page 243). Outre la mer, la perspective de l’appropriation des métaux rares dans l’espace constitue un autre enjeu. En la matière, « ce sont les États-Unis qui ont tiré les premiers : en 2015, le président Obama a signé le US Commercial Space Launch Competitiveness Act. Ce texte révolutionnaire reconnaît à tout individu le droit de « posséder, s’approprier, transporter, utiliser et vendre » n’importe quelle ressource spatiale. » Et d’ajouter, relativement à la compatibilité d’un tel texte avec le droit international : « La formule est subtile : les Américains ne remettent pas frontalement en cause les acquis du droit international instituant le principe de non-propriété des corps célestes ; ils revendiquent en revanche un droit d’appropriation des richesses qui s’y trouvent. » (page 246)

In fine, l’enquête de Guillaume Pitron invite le lecteur à ne jamais simplifier les effets des « révolutions » techniques ou technologiques, politiques ou économiques, et se prémunir de toute prévision prophétique. II incite à la nuance et à la prise en compte d’intérêts divers dans un monde ouvert. Il rappelle que la mondialisation n’a pas créé un marché unique et un « village global » : l’ouverture des frontières aux marchandises et aux services ne saurait évacuer – au contraire (?) – la dimension géopolitique de l’économie et la question fondamentale de l’indépendance et de la sécurité énergétique.

Il rappelle dès l’introduction que l’économie est fondée sur des ressources directement ou in fine limitées ou rares : la machine à vapeur a déclenché la première révolution industrielle, qui est également la première transition énergétique de l’histoire, fondée sur le charbon, le moteur thermique la deuxième révolution industrielle et la deuxième transition énergétique, fondée sur le pétrole, les technologies dites « vertes » aujourd’hui engagent l’humanité dans une troisième révolution industrielle et énergétique, fondée sur les métaux rares.